X
Sans attendre davantage, Bob Morane et le professeur Frost s’étaient précipités hors de la maison, laissant derrière eux Boris Lemontov et les trois Chinois inanimés. Dans son poing droit, Morane serrait toujours la mitraillette de Fu, bien décidé à s’en servir si le besoin s’en faisait sentir. Il montra à Frost la direction de la mer proche.
— Filons par-là, dit-il. Avec un peu de chance, nous trouverons bien un canot à moteur amarré quelque part.
Les deux hommes allaient s’élancer quand, soudain, devant eux, des bruits de voix éclatèrent. Morane put distinguer des bribes de phrases prononcées en chinois.
— Les hommes de Li-Chui-Shan, fit-il. Sans doute viennent-ils seulement de quitter la Montagne de Fortune. Ils se dirigent par ici et, avant longtemps, nous les aurons à nos trousses.
— Qu’allons-nous faire ? interrogea le professeur Frost.
— Le chemin de la mer nous est coupé, fit Bob, du moins de ce côté.
Il se tourna et montra la vallée encaissée par laquelle son compagnon et lui étaient venus.
— Retournons au canot, dit-il. Il demeure notre seule voie de retraite.
— Mais, Bob, nous n’avons pas d’essence, vous le savez bien.
— Il nous faudra nous résoudre à repartir à la rame, professeur. De toute façon, je ne vois guère d’autre solution.
Le bruit de voix se rapprochait. Morane poussa le savant à l’épaule, en direction de l’étroite vallée. Tous deux se mirent à courir, faisant crisser la pierraille sous leurs lourdes bottes polaires. Derrière eux, des cris fusèrent, puis le tacatac d’une mitrailleuse déchira soudain la nuit. Bob et le savant s’étaient jetés à terre. Ils demeurèrent de longues secondes étendus à plat ventre, se demandant s’ils allaient avoir le courage de se redresser, au risque de recevoir une balle.
— Il nous faut à tout prix gagner l’entrée de la vallée, fit Bob. Je compte jusqu’à trois, professeur, et vous dé· talez. Je protégerai votre fuite. Y êtes-vous ?… Un… Deux… Trois.
Le professeur Frost bondit en avant. En même temps, de sa mitraillette, Bob se mit à tirer au jugé devant lui, en direction des bâtiments. Quand il eut vidé son chargeur, il en prit un autre, trouvé sur Fu, et le glissa dans l’arme.
À présent, le silence le plus total régnait à nouveau.
Sans doute les pirates s’étaient-ils mis provisoirement à l’abri. Bob lâcha encore une brève rafale puis, se dressant à son tour, gagna en quelques enjambées l’entrée de la vallée, où le savant l’attendait.
— Ne perdons plus de temps maintenant, souffla-t-il.
Regagnons le canot à toute allure, sans laisser à ces sacripants le loisir de nous rejoindre.
Ils se mirent en marche au fond de la vallée. Quand ils parvinrent sur l’étroit plateau rocheux formant le sommet de l’île, une clameur s’éleva derrière eux. Là-bas, des torches s’étaient allumées, et Bob se rendit compte qu’elles se déplaçaient dans leur direction.
— Ils sont à nos trousses, fit-il. Il serait grand temps de chausser nos bottes de sept lieues !
En courant, ils filèrent à travers le plateau, trébuchant parfois parmi des éboulis, repartant, jetant de rapides regards en arrière pour surveiller la progression des torches.
Finalement, ils parvinrent au fjord et dévalèrent l’éboulis menant au fond. En haut, ils entendaient maintenant les cris de leurs poursuivants se hélant de fjord en fjord, et la lumière des torches rougissait le ciel.
Bob Morane tendit la mitraillette au paléontologiste. – Savez-vous vous servir de cet engin, professeur ? Le savant eut un grognement affirmatif.
— Eh bien, si quelqu’un se présente, n’hésitez pas à ouvrir le feu. Ce sont eux ou nous, ne l’oubliez pas.
Frost alla s’embusquer derrière un rocher et, la mitraillette pointée, se mit à surveiller le sommet du fjord. Bob tira le canot de sa cachette et, au prix d’efforts surhumains, réussit à le pousser à l’eau. Il sauta à bord et saisit les avirons. Le professeur Frost vint le rejoindre et, tandis que l’embarcation glissait silencieusement sur l’eau noire, il continua à surveiller le haut des falaises.
Lentement, le canot sortit du fjord et gagna la pleine mer. Frost posa son arme et saisit l’un des avirons.
— J’ai hâte d’être au large, dit-il.
Bob ne répondit pas, car son impatience égalait celle de son compagnon. Propulsé par quatre bras vigoureux, l’embarcation glissa plus vite à la surface de l’eau et s’éloigna de l’île. La lumière de la lune, quoique oblique, était vive et la silhouette du canot devait se détacher nettement sur les flots.
— Si nos poursuivants nous aperçoivent, remarqua Morane, nous formerons une cible idéale.
À peine avait-il prononcé ces paroles que des silhouettes apparurent au sommet des falaises, dans la lueur des torches. Une dizaine de coups de feu éclatèrent, mais le canot était déjà trop loin en mer pour que le tir des pirates puisse être efficace. Encore quelques vigoureux coups d’aviron et, cette fois, les fuyards furent définitivement hors de portée.
— Mieux vaut nous diriger carrément vers l’est, dit Morane. En allant vers le sud, nous retomberions sur le courant et il nous serait impossible d’avancer. Ce qu’il faut avant tout, c’est nous éloigner de cette île maudite et des peu reluisants personnages qui la hantent.
•
Durant toute la nuit, Bob Morane et le professeur Frost avaient ramé, un peu au hasard mais à un rythme maintenu, tout en prenant bien garde de ne pas s’épuiser. Parfois, quelque part sur l’océan, ils entendaient le ronronnement d’un canot à moteur lancé à leur recherche. Heureusement, un brouillard était tombé et on ne les avait pas découverts.
Quand l’aube se leva – une aube grise et chargée de brume – les deux fuyards se rendirent compte que, devant eux, la mer était parsemée de pitons rocheux formant un véritable labyrinthe. Ces pitons, aux sommets effilés, faisaient songer à de gigantesques crocs.
— On dirait des dents de dragons, fit remarquer Morane.
— C’est ainsi d’ailleurs que les Chinois appellent ce genre de récifs, dit Frost : des « dents de dragons ».
Longuement, le savant considéra l’énorme champ de rochers aigus se dressant au-dessus de l’eau comme des menhirs au-dessus d’une lande bretonne.
— Si nous nous engageons à travers ce labyrinthe, dit-il enfin, nous risquons fort de nous y égarer et d’y tourner en rond, sans espoir d’en sortir. Peut-être serait-il plus sage de contourner ces récifs.
Morane eut un signe de dénégation.
— Non, dit-il, avec la boussole nous ne risquons pas de nous perdre. Il nous suffira de maintenir sans cesse le cap vers l’est et nous finirons bien par déboucher quelque part. Que diable, ces « dents de dragons » ne doivent quand même pas s’étendre jusqu’au Groenland. Quand nous en serons sortis, nous nous dirigerons vers le sud et gagnerons l’Alaska. À l’heure actuelle, le Mégophias et la Montagne de Fortune croisent peut-être en mer libre, pour tenter de nous retrouver. Comme, à cause de leur tonnage, ils ne peuvent s’engager entre les récifs, nous y jouirons d’une sécurité relative.
Comme les arguments du Français avaient leur valeur, le savant n’insista pas, et le canot s’avança lentement entre les pitons rocheux. Bientôt, ceux-ci se refermèrent sur lui. Séparés entre eux par d’étroits chenaux, ils élevaient à six ou sept mètres au-dessus des flots leurs sommets en forme de pains de sucre, auxquels s’accrochaient des lambeaux de brume. Tout autour de l’embarcation, ces gigantesques « dents de dragons » formaient à présent un décor d’Apocalypse, créé eût-on dit par le pinceau d’un peintre fou. Paysage hors de toute mesure où la distance et le temps eux-mêmes, ces immuables réalités, semblaient abolis. Parfois, les chenaux ne formaient plus que d’étroits boyaux et, pour y trouver passage, il fallait rentrer les avirons et s’en servir à la façon de pagaies ; d’autres fois, ils s’évasaient jusqu’à former d’étroits bassins.
Visiblement, cette navigation à travers un univers fantasmagorique n’enchantait qu’à demi le professeur Frost. Sans cesse, il lançait autour de lui des regards inquiets, comme s’il s’attendait à tout moment à voir surgir quelque monstre d’un chenal. De son côté, Bob ne pouvait guère s’empêcher de se demander ce qui arriverait si le Grand Mosasaure, rencontré la veille en pleine mer, venait rôder entre ces récifs. En cas de rencontre, il n’aurait aucune peine à couler le canot pour dévorer ses occupants, et les balles seraient assurément sans effet sur lui.
Grâce à la boussole, les deux hommes pouvaient continuer à avancer vers l’est sans risque de s’égarer. Voyage sans histoire et, semblait-il, sans danger, jusqu’au moment où le professeur Frost désigna un point en avant du canot.
— Là-bas, Bob, regardez !
Il y avait de l’effroi dans la voix du savant. Morane regarda dans la direction indiquée et sentit, à la racine des cheveux, ce léger picotement annonçant la peur.
Entre le canot et un piton rocheux, un être de cauchemar venait d’apparaître au ras de l’eau. C’était un calmar gigantesque, dont le corps en forme d’obus ne devait guère mesurer moins de cinq mètres. Huit bras, à peu près de la même longueur que le corps et gros comme une cuisse d’homme, faisaient penser à un nœud grouillant de boas monstrueux. Deux tentacules supplémentaires rétractiles ceux-là et terminés par deux larges pales en forme de fer de lance, s’étiraient jusqu’à une longueur de dix mètres. Les yeux jaunes, brillants et fixes, avaient la largeur de tambours.
— Un Architeuthis ! murmura le professeur Frost avec une admiration à laquelle un peu d’épouvante se mêlait.
Propulsé vigoureusement par Morane, le canot avait déjà dépassé le monstrueux céphalopode qui, d’ailleurs, ne semblait guère faire montre d’intentions belliqueuses. Mais, un peu partout à présent, d’autres calmars géants se manifestaient et leurs tentacules se tordaient le long des rocs tels de gigantesques serpents, à la recherche sans doute de quelque proie.
— Je croyais que les calmars étaient presque exclusivement des animaux de haute mer, remarqua Morane, et qu’ils erraient sans cesse à travers l’océan, sans se fixer nulle part.
— C’est exact. Pourtant, à certaines périodes, ils s’approchent des côtes pour pondre. Il est possible aussi que, dans cette région, la proximité des sources d’eau bouillante, qui adoucit de façon notable la température de la mer, ait poussé ces animaux à s’y fixer. Ces rocs doivent leur offrir de nombreux repaires.
Le Français ne put réprimer un léger frisson.
— Brrr, fit-il, voilà de toute façon un bien peu réconfortant voisinage. Un de ces monstres écraserait sans peine, comme une vulgaire coquille de noix, notre canot entre ses bras. Et un seul de ses tentacules nous enlèverait telles de vulgaires plumes. Mieux vaut prendre nos précautions.
Abandonnant les avirons, aussitôt repris par Frost, Bob fouilla dans le coffre du canot et en tira une solide hache. – Heureusement que vous avez pensé à tout, professeur, et que les canots de sauvetage du yacht sont équipés de tout le nécessaire.
Morane posa la hache à ses côtés, sur le banc arrière et tira la boussole de sa poche.
— Ce qu’il nous faut avant tout, dit-il encore, c’est sortir de ce dédale de rochers.
Il se penchait sur la boussole, lorsque soudain il se sentit ceinturé comme par le bras d’un titan et attiré vers l’eau. À deux mains, il s’accrocha au bordage du canot et hurla :
— La hache, professeur ! La hache !
Il n’avait que le bras à tendre pour la saisir lui-même, mais s’il le faisait sa résistance faiblirait et le calmar l’entraînerait aussitôt dans les profondeurs du chenal. Déjà, malgré sa force, il se sentait infailliblement attiré hors du canot.
Cependant, le professeur Frost avait bondi. À grands coups de hache, il s’attaqua au monstrueux tentacule garni de ventouses larges comme des soucoupes. Mais l’énorme muscle résistait au tranchant, et il fallut bien une vingtaine de coups de hache pour le sectionner. Bob, le buste déjà dangereusement penché vers l’eau, se redressa, l’horreur peinte sur ses traits. Ses cheveux drus s’étaient affaissés, collés à son front par la sueur. Par bonheur, ses épais vêtements l’avaient en partie protégé de la redoutable étreinte du céphalopode ; malgré cela, il gardait l’impression d’avoir eu les côtes pressées dans quelques gigantesque étau.
— Merci, professeur, fit-il d’une voix sans timbre. Je crois bien que, sans vous, j’y passais. Il nous faut nous éloigner au plus vite de ces récifs d’enfer.
Pourtant, quand il chercha la boussole, celle-ci demeura introuvable. Il fouilla l’embarcation avec soin, mais en vain. Quand le calmar l’avait attaqué, Bob avait lâché la boussole pour se raccrocher au bordage, et sans doute le précieux instrument avait-il roulé à l’eau.